CHAPITRE VINGT
Dans le petit jour de l’avant-veille de Noël, Qwilleran commença à lire le roman d’Andy.
L’héroïne discutable de l’histoire était une femme évaporée et bavarde qui projetait de remplir le verre de son alcoolique de mari avec du tétrachlorure de carbone, afin d’être libre d’épouser un séduisant gigolo.
Il en avait lu six chapitres quand un chauffeur en livrée et deux aides vinrent prendre livraison du bureau. Après quoi, il eut juste le temps de se raser, de s’habiller et de se rendre en ville. À regret, il remit le manuscrit dans le tiroir du poêle.
Au Fluxion, le rendez-vous avec le directeur dura plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. Il se termina même par une invitation à déjeuner au Club de la Presse avec quelques importantes personnalités. Le repas se prolongea. Lorsqu’il regagna Came-Village, en fin d’après-midi, Qwilleran avait tout lieu d’être satisfait.
L’état de son genou lui permettait de grimper lestement les marches, mais en entrant dans le vestibule de l’immeuble, il s’arrêta. La boutique des Cobb était ouverte. Iris essuyait la poussière d’un buffet en hêtre.
— Je ne vous attendais pas si tôt, dit-il.
— J’ai pensé que je devais revenir pour ouvrir le magasin au moment des fêtes. Dieu sait si j’ai besoin d’un peu d’argent. Mon fils Dennis m’a accompagnée.
— Nous avons vendu de la marchandise pour vous, hier. J’ai bien regretté de me séparer de mon bureau à dessus coulissant, mais une cliente me l’a payé sept cent cinquante dollars.
Iris manifesta plus de gratitude que d’étonnement.
— Dites-moi, avez-vous de vieux postes de radio de côté, pour Hollis Prantz ?
— De vieux postes ? Non, nous n’avons jamais rien eu de ce genre.
Qwilleran termina le roman d’Andy, dans la soirée. Il correspondait à ce qu’il en attendait. Les personnages comprenaient un mari volage, une veuve joyeuse, une pauvre petite fille riche, dirigeant incognito une boutique prétentieuse et, dans les derniers chapitres, une institutrice en retraite qui était naïve jusqu’à la stupidité. Pour faire bonne mesure, Andy avait aussi introduit un tenancier d’une maison de jeu, une nymphette, un drogué, un politicien taré et un détective privé qui paraissait être le porte-parole des platitudes de l’auteur.
Pourquoi Andy avait-il caché son manuscrit dans le tiroir à cendres du poêle ?
Pendant le cours de sa lecture, Qwilleran fut interrompu par la visite d’un jeune homme qui se présenta comme étant le fils d’iris.
— Ma mère m’a dit que vous aviez besoin d’un bureau. Si vous voulez bien m’aider, je pourrais vous porter celui qui est chez elle et dont elle n’a que faire.
— Comment va votre mère ?
— Assez mal. Elle a pris un cachet, avant d’aller se mettre au lit.
Ils transportèrent le bureau d’apothicaire et Qwilleran demanda à Dennis de l’aider à placer l’écusson des Mackintosh au-dessus de la cheminée, à la place du portrait de la femme revêche.
Puis il se replongea dans le roman d’Andy. Il en avait rarement lu d’aussi mauvais. L’auteur n’avait pas le sens des dialogues, ni de compassion pour ses personnages. En revanche, le journaliste se passionna sur la façon dont fonctionnait le trafic des stupéfiants. L’un des brocanteurs de l’histoire vendait aussi bien de la marijuana que des buffets en acajou ou de la porcelaine de Sèvres. Chaque fois qu’un client entrait pour demander une théière de Quimper, il voulait, en réalité, se procurer de la drogue.
Lire quatre cents pages où manque la lettre E impose aux yeux une rude épreuve et Qwilleran souffrait d’une violente migraine quand il arriva à la fin du manuscrit. Appuyant la tête contre le coussin du fauteuil Morris, il ferma les paupières. Théière de Quimper… Il n’en avait jamais entendu parler, mais il y avait tant de choses qu’il ignorait, avant de venir à Came-Village. Cochon du Sussex, chandelier de Sheffield, anneau d’attelle.
Anneau d’attelle ! Il dut réprimer du doigt un frémissement de sa moustache. Plus personne n’achetait des anneaux d’attelle, avait dit Mary et cependant, deux fois en un court espace de temps, il avait entendu demander cet article tombé en désuétude.
La première fois, c’était au Roi Lear et Ben avait paru enclin à renvoyer sèchement le client. Hier, la même demande avait été adressée au Bric-à-Brac, les deux boutiques étaient voisines, il était aisé de les confondre.
Chassant de son esprit ces pensées inopportunes, Qwilleran fit des projets pour le lendemain. Le vingt-quatre décembre serait une journée bien remplie, que terminerait la soirée au Club de la Presse. Il avait un autre rendez-vous avec le directeur de son journal, et un autre déjeuner avec Arch Riker. Le matin, une manœuvre de haute tactique devrait lui permettre de résoudre un des problèmes de Came-Village.
Le jour suivant, il fut réveillé avant l’aube par un éclairage alternatif. Debout à la tête du lit, Koko se frottait les dents avec délices sur l’interrupteur.
Jim se leva, ouvrit une boîte de bœuf en gelée pour les chats, prit un bain et s’habilla. Dès qu’il pensa que le service du personnel était ouvert, il téléphona au Fluxion pour demander qu’on lui envoyât un commissionnaire, à onze heures précises.
— Choisissez le plus minable que vous ayez sous la main, précisa-t-il, de préférence un garçon qui ait un gros rhume de cerveau.
En attendant l’arrivée de cet auxiliaire, Qwilleran rangea ses papiers et ses crayons dans le bureau d’apothicaire. L’un des grands tiroirs du bas contenait le magnétophone portatif d’iris et il le lui rapporta.
— Je n’en veux plus, dit-elle, avec un pâle sourire. Je ne peux même pas en supporter la vue. Gardez-le, s’il peut vous être de quelque utilité.
Le jeune garçon qui arriva du Daily Fluxion était hirsute, sous-alimenté et mal habillé. La plupart de ses collègues répondaient à ce signalement, mais celui-ci battait tous les records du genre.
— Mince ! s’écria-t-il en voyant l’appartement, payez-vous un loyer pour loger dans cette piaule ou bien le journal vous paie-t-il pour habiter ici ?
— Cela ne te regarde pas, répliqua Qwilleran, en sortant son portefeuille. Fais simplement ce que je te dis. Voici dix dollars, va…
— Eh ! mais je connais ces matous, ce sont des chamois. Il paraît qu’ils sont méchants. Est-ce qu’ils mordent ?
— Seulement les commissionnaires du Fluxion et ce sont des siamois et non des chamois. Maintenant, écoute-moi bien, voilà dix dollars, va au magasin appelé Le Roi Lear et demande des anneaux d’attelle.
— Des quoi ?
— Le marchand est piqué, alors ne t’étonne pas de ce qu’il peut dire ou faire. Ne lui raconte pas que tu me connais ou que tu travailles au Fluxion. Demande-lui simplement s’il a des anneaux d’attelle, en lui montrant ton argent. Tu me ramèneras ce qu’il t’aura donné.
Cinq minutes plus tard, le jeune garçon revint en disant.
— Dix balles pour ce zinzin, vous devez être sonné, non ?
— Je crois que tu as raison, reconnut Qwilleran, d’un ton penaud, en regardant l’anneau que lui tendait le jeune commissionnaire.
C’était un échec, mais le frémissement de ses moustaches lui disait qu’il était sur la bonne voie et il refusa de se laisser décourager.
À midi, il retrouva, comme convenu, Arch Riker au Club de la Presse et lui offrit la boîte à tabac savamment enveloppée dans une feuille de l’édition de 1864 du Harper’s Weekly.
— C’est magnifique ! Vous n’auriez pas dû me faire un cadeau aussi somptueux. Diable, je ne vous ai rien acheté, Qwill, alors, c’est moi qui offre le déjeuner, dit le rédacteur en chef.
Dans l’après-midi, Qwilleran passa une heure satisfaisante avec le directeur du Fluxion et revint à Came-Village trois heures avant son rendez-vous avec Mary.
Il prit le manuscrit d’Andy et relut le chapitre sur le trafic de drogue. À six heures, il se leva et changea de costume. Mettant la main dans la poche de son veston, il trouva le mètre offert par Mary et un morceau de papier plié en deux. Il alla regarder par la fenêtre. Les deux camionnettes étaient garées dans la cour. Il descendit sans bruit et, après s’être assuré que personne ne pouvait le voir, il mesura les deux véhicules.
C’était bien ce qu’il pensait. Les dimensions correspondaient à celles inscrites sur la feuille de papier. En faisant le tour de la camionnette de Ben, il constata que le pare-chocs avant gauche manquait.
Il savait exactement ce qui lui restait à faire, maintenant. Après avoir acheté une bouteille du meilleur cognac de Lombardo, il gravit les marches du Roi Lear. La boutique était fermée.
Il s’arrêta au Bric-à-Brac.
— Savez-vous où est Ben ? demanda-t-il à Iris, j’aimerais lui rendre son invitation.
— Il doit être à l’hôpital des enfants malades. Il y va tous les ans pour jouer les Père Noël.
En haut, les chats attendaient. Ils étaient assis très droits dans une attitude signifiant :
« Nous avons quelque chose à communiquer. »
Tous les deux regardaient leur ami, droit dans les yeux. Yom-Yom en louchant un peu, Koko avec une expression d’intensité. Ils ne réclamaient pas à manger. C’était quelque chose de plus important.
— Qu’y a-t-il ? leur demanda-t-il, qu’essayez-vous de me dire ?
Koko tourna la tête et regarda fixement un petit objet brillant près du bahut.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura Qwilleran, bien qu’il connût la réponse. Il savait de quoi il s’agissait.
Il ramassa le morceau de papier d’argent, le posa sur son bureau et alluma la lampe. À première vue, on aurait dit l’enveloppe d’un paquet de chewing-gum. C’était un long rectangle, aussi mince qu’une lame de rasoir.
Comme il commençait à ouvrir le paquet, Koko sauta sur le bureau pour le surveiller. Sur ses élégantes pattes brunes, il marcha sur les crayons, gommes, briquet qui se trouvaient là et posa la patte sur le bouton de mise en route du magnétophone portatif.
— RRRReu… Phte… Rrrrreuh… Phte…
Qwilleran ferma le mécanisme pour arrêter ce bruit déplaisant. Au même instant, il entendit des pas dans l’escalier. Le Père Noël avait du mal à monter.
— Venez boire un verre, dit Qwilleran, j’ai une bonne bouteille de cognac.
— Digne seigneur, nous n’aurons garde de refuser.
Il entra avec ses grosses bottes noires doublées de fourrure. Ses yeux brillants et son haleine indiquaient clairement qu’il ne revenait pas directement de l’hôpital des enfants malades.
— Ho ! Ho ! Ho ! lança-t-il, à l’adresse des deux chats.
Yom-Yom se sauva sur le haut du bahut, mais Koko dévisagea le visiteur.
— Joyeux Noël, dit à voix claironnante le Père Noël.
Koko se mit à faire le gros dos, les oreilles couchées en arrière ; les crocs à nu, il cracha, puis sauta sur la table pour suivre le déroulement des événements, d’un air hautement désapprobateur. De son perchoir, il voyait le fauteuil Morris dans lequel Qwilleran s’était assis pour boire son café et le fauteuil à bascule où le Père Noël sirotait son cognac. Il découvrait aussi la table à thé sur laquelle était placée une assiette contenant des huîtres fumées.
— Buvons à la mémoire de notre vieil ami Cobb, où qu’il puisse être, à présent, proposa Qwilleran.
— À la santé de ce pauvre diable perfide, répondit Ben, en levant son verre.
— Vous ne semblez pas avoir beaucoup apprécié le caractère de notre défunt propriétaire.
— Le sage est fou et le fou est sage, déclara sentencieusement le vieil acteur.
— J’aimerais savoir ce qui s’est passé au cours de cette nuit, à la maison Ellsworth. Cobb a-t-il été victime d’une crise cardiaque ou bien a-t-il glissé dans l’escalier. Il avait neigé dans la soirée, n’est-ce pas ?
Son nez rouge plongé dans son verre, Ben ne répondit pas.
— Du moins, après minuit, insista Qwilleran. Vous en souvenez-vous ? Où étiez-vous, cette nuit-là ?
— Oh ! il neigeait et ventait fort, dit Ben, en faisant la grimace.
— Je me suis rendu à la maison Ellsworth, le lendemain. J’ai constaté qu’il n’y avait pas de neige sous la voiture des Cobb. Ce qui est curieux, c’est qu’une autre voiture avait dû stationner là, au même moment, car on voyait la trace sèche sur le sol. Je peux même dire que le second véhicule avait un pare-chocs en moins, ajouta-t-il, en s’arrêtant pour attendre la réaction de Ben.
— Coquin, tu es bien renseigné ! remarqua Ben, sur un ton malicieux.
Le journaliste fit une autre tentative pour prendre son interlocuteur en défaut, sans plus de succès. Le vieil acteur jouait mieux que lui à ce petit jeu. Qwilleran jeta un coup d’œil à sa montre. Il devait encore se raser et s’habiller, avant d’aller chercher Mary. Il essaya encore une fois :
— Je me demande s’il est exact qu’un trésor soit caché dans la maison Ellsworth et si…
Un bruit venant de la table l’interrompit :
— Rrrrreu… Pfeu… Rrrreu… Pfeu…
— Koko, assez !
Le chat sauta à terre et grimpa d’un seul bond sur la cheminée.
— S’il est vrai que cette maison recèle un trésor, Cobb a pu mettre la main dessus…
— Rrrreu… Pfeu… Rrrreu… Pfeu…
— Et quelqu’un survenant à ce moment précis aurait pu le pousser dans l’escalier, afin de garder le magot, poursuivit Qwilleran qui eut l’impression qu’une lueur s’allumait dans les yeux de Ben.
— Rrrreu… Peu… Rrrreu ; Pfeu… Koa kes-kispasse, dit le magnétophone.
Puis il y eut un blanc et la voix de Cobb s’éleva distinctement :
— Croyez-vous que j’aie un bandeau sur les yeux ? Je sais où vous voulez en venir… Vous ne vous en tirerez pas comme ça… Tous ces gens qui viennent me réclamer des anneaux d’attelle. Mon œil ! Je sais où se font les livraisons. Vieux bandit ! Au Garrick, quelle rigolade !
Ben laissa tomber son verre et se leva pesamment.
— Non, attendez, il faut écouter la suite, dit Qwilleran, en se levant à son tour, tandis que la voix de Cobb poursuivait :
— Si vous vous imaginez que je vais continuer à trimer à trois dollars cinquante de l’heure, pendant que vous en gagnez dix, avec un seul paquet…
À la fois triomphant et médusé, le journaliste se retourna pour regarder le magnétophone, tandis que la bande continuait à se dérouler.
— Non, la comédie est terminée. C’est à moi de jouer et de tirer les ficelles, mon vieux Ben !
Il y eut un éclair rouge dans la pièce. Du coin de l’œil, Qwilleran vit Ben s’élancer en direction de la cheminée. Il pivota sur lui-même à l’instant où son adversaire saisissait le tisonnier. Au même moment, la grosse botte noire du Père Noël se prit dans la table à thé qui se renversa. Sans quitter le costume rouge des yeux, le journaliste empoigna une chaise dont le dossier lui resta dans la main.
Pendant une seconde, les deux hommes se firent face, Ben prenant appui sur ses deux jambes pour brandir le tisonnier, Qwilleran tenant un dérisoire morceau de bois vermoulu… Soudain éclata un bruit de ferraille. L’écusson des Mackintosh glissa de la cheminée et s’abattit sur la tête de Ben qui s’écroula en lâchant son arme. Qwilleran esquissa un pas de côté, patina sur une huître et tomba lourdement sur son genou droit, en poussant un cri de douleur.
La scène de violence se mua en un tableau pétrifié. Le Père Noël était étendu inanimé sur le sol. Qwilleran s’efforçait de retrouver son souffle et Koko se penchait sur une huître fumée.
Après que la police eut arrêté Ben et pendant qu’iris et Dennis mettaient la pièce en ordre, le téléphone sonna. Qwilleran se dirigea vers l’appareil en boitant.
— Que se passe-t-il, Qwill ? demanda Mary, avec anxiété, je viens d’entendre la sirène de la police et j’ai vu que l’on emmenait Ben. Qu’y a-t-il ?
— Tout va mal, y compris mon genou.
— Vous fait-il encore souffrir ?
— Hélas ! C’est l’autre. Je suis immobilisé. Je ne sais plus ce qu’il adviendra de notre sortie.
— Ne vous tracassez pas, j’arrive. Je passerai la soirée avec vous.
Elle apparut, vêtue d’une robe de velours bleu, des paquets dans les bras.
— Racontez-moi tout, dit-elle.
— Nous avons démasqué un assassin. Grâce à votre mètre, j’ai pu prouver que Ben se trouvait sur les lieux de l’accident de Cobb.
— Je n’arrive pas à le croire. A-t-il reconnu avoir tué C. C. ?
— Pas en ces termes. Il a seulement admis avoir souhaité bon voyage à son propriétaire, en le poussant dans l’escalier.
— Mais pour quelle raison ?
— C. C. le faisait chanter. Ben vendait de l’héroïne. Il rencontrait son fournisseur dans le théâtre abandonné et dissimulait la marchandise dans des paquets de chewing-gum.
— Comment avez-vous découvert tout cela ?
— Les chats m’ont apporté un de ces paquets de chez Ben. Le papier d’argent les a probablement attirés. Le roman d’Andy m’a, aussi, fourni un indice. Les drogués donnaient le mot de passe à Ben en lui demandant des anneaux d’attelle.
— C’était un arrangement astucieux.
— Cependant, les clients se trompaient parfois de boutique et C. C. a éventé le subterfuge. Le plus extraordinaire de l’histoire est qu’il s’en est expliqué avec Ben en prétendant toucher une part des bénéfices. La conversation a été enregistrée sur le magnétophone. Je suppose que Koko l’a mis en marche pendant que Cobb discutait avec Ben.
— Quelle extraordinaire coïncidence !
— Extraordinaire, oui, mais si vous connaissiez mieux Koko, vous ne seriez pas si sûre que ce soit une coïncidence. Cela a dû se passer le dimanche matin, pendant qu’iris était à la messe et que je faisais mes courses.
— Koko tu es un héros ! dit-elle au chat, qui se prélassait sur le lit, et tu vas avoir ta récompense : du canard en gelée ! J’ai pris sur moi de commander le dîner. On va nous livrer de chez Toledo.
— Parfait ! Mais il ne faut rien donner aux chats. Ils ont mangé une boîte entière d’huîtres fumées et je crains qu’ils ne soient malades.
Il regarda Koko d’un air spéculatif et ajouta :
— Il y a une chose que nous ne saurons jamais : comment l’écusson des Mackintosh est-il tombé de la cheminée à point nommé ?
Koko se retourna pour lécher sa fourrure, plus sombre sur le dos. Le téléphone carillonna.
— C’est probablement un de nos reporters. J’ai demandé que l’on me tienne au courant, dès que la police aurait plus de détails.
— Oui, Lodge, c’est moi. Des nouvelles ?… C’est ce que je pensais… Oui, je l’ai rencontré… Non, je n’en parlerai pas.
Quand il raccrocha, Qwilleran se retint de dire à Mary que la brigade des stupéfiants surveillait Manque ponctuation
Came-Village depuis trois mois et qu’Hollis Prantz était un de ses agents. Il ne lui livra rien non plus de la confession complète de Ben.
Lorsque le dîner arriva du restaurant le plus fameux de la ville, Mary sortit ses cadeaux. Une boîte de langouste pour les chats, une paire de candélabres écossais en bronze doré pour Qwilleran.
— J’ai une surprise pour vous, Mary, dit-il, mais avant, je dois vous apprendre de pénibles nouvelles. La mort d’Andy n’était pas accidentelle. Il a été la première victime de Ben.
— Mais… pourquoi ?
— Ben craignait qu’Andy ne le dénonçât. Andy avait, lui aussi, découvert d’où Ben tirait ses ressources. Le vieil acteur était en danger de perdre la chose au monde à laquelle il tenait le plus : un auditoire, même s’il devait acheter ses applaudissements. Dans la nuit du 16 octobre, il a vu Cobb sortir de chez Andy. Il s’est glissé dans la boutique et a provoqué le prétendu accident.
— A-t-il également tué ce pauvre clochard, dans l’allée ?
— Non. Ben a nié être responsable de cette mort-là. Pour une fois, la police avait raison.
— Que va-t-il se passer, maintenant ? Il y aura une enquête, je serai citée comme témoin…
— Soyez sans inquiétude. J’ai tout arrangé. Je viens de passer deux jours à rencontrer des personnalités influentes, parmi lesquelles des conseillers municipaux et votre père.
— Mon père ?
— C’est un type bien, votre père. La ville va nommer un comité pour la préservation de certains quartiers sous les auspices du Fluxion et avec l’appui financier de la banque de votre père.
Il a accepté d’en être le président d’honneur, mais c’est vous, Mary, qui allez être chargée d’organiser le programme.
— Moi ?
— Oui, vous. Il est grand temps que vous mettiez à profit vos connaissances et votre enthousiasme. En outre, la récupération va être légalisée et réglementée. Il faudra une autorisation et…
— Qwill ! Vous avez fait tout cela pour Came-Village ?
— Non. C’est pour vous, Mary. Enfin, si vous acceptez de contribuer au succès de Came-Village, je pense que vous ne serez plus jamais importunée par ces appels téléphoniques. Quelqu’un voulait vous effrayer, pour vous chasser du quartier. Je pense savoir de qui il s’agit, mais je préfère ne pas prononcer de nom.
L’expression ravie et reconnaissante de Mary fut pour Jim le plus beau cadeau de Noël, bien supérieur aux candélabres et même au prix de mille dollars qu’il était pratiquement certain d’avoir gagné. Cette satisfaction fut malheureusement de courte durée. Les yeux de Mary s’assombrirent.
— Si seulement Andy était là, soupir a-t-elle, comme il…
— Koko, cria Qwilleran, veux-tu descendre immédiatement !
Le chat était sur le lit occupé à faire ses griffes sur le mur tapissé d’Andy.
— Il s’en est pris à ce maudit mur depuis notre arrivée ici, maugréa le journaliste. Les coins commencent à partir en lambeaux.
Mary regarda le lit, puis se leva d’un air intrigué et traversa la pièce. Koko s’enfuit.
— Qwill… venez voir, dit-elle, en tirant sur l’une des pages de Don Quichotte.
Qwilleran claudiqua pour la rejoindre.
— Il y a quelque chose de collé, là-dessous, remarqua-t-elle, en s’efforçant de détacher le feuillet. Mais… on dirait…
— Des billets de banque !
Sous la page que Mary tenait à la main se trouvaient trois billets de cent dollars. Qwilleran arracha un feuillet de Samuel Pepys et découvrit trois autres billets.
— Iris m’a dit qu’Andy avait utilisé une colle spéciale. Maintenant, nous savons pourquoi.
— Où Andy a-t-il eu cet argent ? s’écria Mary, en décollant une autre page. Tout ce mur est tapissé de billets. Comment Andy…
— Il avait un second métier, lui aussi. Voyez-vous, Mary, c’est lui qui finançait l’officine de paris clandestins de Papa Popopopoulos.
— Ce n’est pas possible ! Andy était si… cependant, pourquoi cachait-il son argent ?
— La raison est facile à deviner, dit Qwilleran. Lorsqu’on ne peut avouer la source de ses revenus…
Il avait parlé aussi doucement que possible, mais Mary éclata en sanglots. Il posa une main sur son épaule et comprit qu’elle était prête à se laisser consoler.
Ni l’un, ni l’autre ne remarquèrent Koko qui s’était glissé sur le lit. Dressé sur ses pattes de derrière, il frotta son museau contre le mur, allongea le cou et atteignit l’interrupteur. La pièce fut plongée dans la pénombre. De toute façon, personne ne se préoccupa des deux petites silhouettes pâles qui grimpaient silencieusement sur la table pour faire un sort au canard en gelée.
ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DE COX & WYMAN LTD. (ANGLETERRE)